Blog : Pourquoi faut-il activer la recherche et la pratique de l'écriture inclusive et emmerder les administrations ?
Pourquoi faut-il activer la recherche et la pratique de l'écriture inclusive et emmerder les administrations ?
- Écritures inclusives
- Féminismes
Pour étoffer l'argumentaire de la règle illégitime où le masculin l'emporterait sur le féminin dans la langue française, il n'y a pas que la justification par la « force ». Au XVIIe siècle, l'Académie française explique que le masculin supplante le féminin dans la langue car dans la nature le mâle l'emporte sur la femelle… Ainsi, en 1675, Dominique Bouhours affirme « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l'emporte »
. À supposer qu'il n'y ait que deux genres, la noblesse prétendue intrinsèque au genre masculin attesterait de sa superiorité. Plus tard, en 1767, Nicolas Beauzée déclare encore « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle »
. Par ailleurs et hypocritement, le masculin est aussi présenté comme le genre indifférencié, neutre.
Les citations proviennent de l'ouvrage Non le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française d'Éliane Viennot aux éditions iXe, 2014.
Une page du site web projet-voltaire.fr — Nouvelle fenêtre démontre que le féminin est préférable pour accentuer la longueur ou le labeur d'une tâche dans le choix du genre des mots tels que « matin » et « matinée », « soir » et « soirée », ou encore « après-midi ». On préferera le terme « matinée » à celui de « matin » pour insister sur le fait que l'on ait mis longtemps à faire quelque chose. De la même façon, on choisira « une après-midi » pour désigner le facteur temporel de durée plutôt que de moment de la journée. Le féminin est associé dans l'imaginaire dominant au lent, au laborieux. Les arguments de l'Académie française l'illustrent assez bien : le recours au masculin se justifie par son usage plus courant, ben oui…
La langue est le point de départ, la source par laquelle infuse l'idéologie dominante, construite entre autres sur le modèle patriarcal et colonial. Il est donc important de remettre en cause les fondements même de la langue. Il y a un argument d'Éliane Viennot — historienne de la littérature et critique littéraire française, également professeuse émérite de littérature française de la Renaissance — que je trouverais parfaitement à propos à cet endroit : c'est l'idée qu'une langue est vivante lorsqu'elle bouge, évolue, change. Il n'y a que les langues mortes qui se figent. Et le français est bien une langue vivante : chaque année, de nouveaux mots intègrent le dictionnaire, des anglicismes y compris… De même, on s'accomode volontiers de faire varier les mots dès lors qu'ils desservent le confort des dominants. Ainsi, le terme « maïeuticien » est préféré à celui de « sage-femme » pour désigner les personnes s'identifiant au genre homme et exerçant cette profession, son prédecesseur étant jugé offensant ou inapproprié pour qualifier un practicien. Or dans « sage-femme », c'est bien le terme « sage » qui désigne les personnes practiciennes alors que le terme « femme » désigne la personne en situation d'accouchement (ce terme pourrait en revanche être questionné puisqu'un homme trans peut porter un enfant, à l'instar d'Ali Aguado). Il n'y a donc pas de socle logique à ce changement vocabulaire entré en vigueur dans le Dictionnaire de l'Académie française (9e édition), tome 2 (de Éocène à Mappemonde), Imprimerie nationale/Fayard en 2005, du moins ce changement ne survient que pour convenir à la personne en exercice et ne considère pas le genre de la personne qui accouche. Enfin, autre exemple probant : les noms de métiers qui ont, aux alentours du XVIIe siècle également, perdus leurs désignations féminines. Des termes comme « autrice », « professeuse » ou encore « ambassadrice » ont vu leur usage tomber en désuétude, voir être proscrit par l'Académie française. On voit alors de nos jours naître des néologismes erronnés et des aberrations grammaticales telles que « auteure » ou « professeure ». On peut aussi se demander pourquoi (même si on devine assez facilement les contours de la réponse) se sont surtout des professions de pouvoir, associées à l'érudition, à l'esprit critique, etc. qui ont vu leurs formes féminines disparaître. Par contre, des mots comme « dénigrer » ou « métropole », qui se clament sans détours de l'héritage colonial, ne gênent absolument pas ces chers académiciens (ou « grammarnazis », selon Linguisticæ sur YouTube — Nouvelle fenêtre aka Romain Filstroff qui travaille sur la vulgarisation linguistique), pourtant si tâtillons avec la langue.
Pour comprendre les enjeux et pratiques de l'écriture inclusive, qui est aujourd'hui l'une des formes de lutte engagée contre la domination par la langue, j'avais compilé une série de références que voici : d'abord le webinaire — Nouvelle fenêtre et les ateliers pratiques — Nouvelle fenêtre d'Héloïse Hervieux sur BBB, médiatrice documentaire à la Bibliothèque L'Alinéa à Strasbourg, tenus lors de la Semaine internationale des droits des femmes en mars 2021 à l'Unistra, sous l'intitulé « L'écriture inclusive : pourquoi ? Enjeux et controverses ». Ce fut ma première approche et j'ai trouvé que c'était une très bonne entrée en matière, aussi bien pour comprendre les problématiques soulevées par l'écriture inclusive que pour en apprendre les règles de base. Je recommande aussi la conférence tenue à l'ENSBA Lyon sur Hooktube — Nouvelle fenêtre en novembre 2020 intitulée « Genre, pouvoir et langage » avec entre autres les interventions d'Éliane Viennot — Nouvelle fenêtre et de la collective Bye Bye Binary — Nouvelle fenêtre. La confrontation des discours est très instructive : là où Éliane Viennot peine à faire sortir la langue d'une binarité historique, liée à la construction même des langues latines, et qui selon elle, ne trouvent en aucune forme neutre actuelle un modèle satisfaisant, la collective Bye Bye Binary répond avec l'Acadam, qui propose des formes de suffixes permettant de marquer le genre neutre (ex: autrice, auteur > auteul) pour une succession de noms communs binaires que sont métiers, titres, etc., en se basant sur les constructions grammaticales d'Alpheratz — Nouvelle fenêtre (Alpheratz enseigne la linguistique, la sémiotique et la communication à l'Université de la Sorbonne, spécialiste du français inclusif et du genre neutre). La collective relaye aussi un communiqué de presse Bye Bye Binary (PDF non accessible, 366 Ko) — Nouvelle fenêtre pour réaffirmer la typographie inclusive comme un mouvement féministe/queer/trans-pédé-bi-gouine. Une autre référence pertinente que je fais suivre y avait paru : le guide pratique du langage inclusif en école d'art — Nouvelle fenêtre du ·ClubMed·.
Après maintes récupérations d'arguments soi-disant anti écriture inclusive, perpétrées par des personnalités politiques telles que Gérald Darmanin ou Édouard Philippe, très véhéments à l'égard des nouvelles pratiques d'écriture plus inclusive, pour ne citer qu'eux, j'ai trouvé un article qui affiche un positionnement handi-féministe sur la question de l'écriture inclusive — Nouvelle fenêtre du REHF — Nouvelle fenêtre relayé par EFiGiES (association des jeunes chercheur·euse·s en études féministes, genre et sexualité), qui ne laisse pas le seul débat aux personnes qui ne sont pas en situation de handicap et qui pourtant s'octroie le droit de parler à la place des personnes concernées. Il existe pléthore de formulations épicènes qui permettent d'éviter un recours systématique au point médian ou autre signes employés (par exemple les personnes concernées plutôt que les concerné·e·s). Ces astuces permettent de contourner les difficultés que rencontrent les lecteurs d'écran (un outil d'accessibilité qu'utilisent de nombreuses personnes déficientes visuelles pour accéder aux contenus des sites web et documents numériques) face à ces nouvelles grammaires de points, sur lesquelles les synthèses vocales buttent. Un autre article de Julie Moynat — Nouvelle fenêtre, aka La Lutine du Web, s'avère très complet et est accessible sur son blog. Il recommande de bonnes pratiques et émet un point de vue très progressiste (au sens réfléchissons ensemble à des applications concrètes). Il y a donc l'argument de la non-inclusivité (délaisser les personnes déficientes visuelles, dyslexiques, notamment) mais aussi celui de l'élitisme, selon lequel l'apprentissage du français se verrait trop complexifié (pour un enfant ou une personne étrangère qui accède à la langue par exemple). En dehors du fait que ces considérations sont débilisantes : d'abord on sait que s'il y a bien une catégorie sociale pour qui ce sera plus facile d'apprendre de nouveaux paradigmes, c'est bien les enfants. D'autre part, l'écriture inclusive n'est absolument pas l'apanage de la France, il y a des langues qui ont déjà des formes neutres : le turc par exemple n'a aucun genre grammatical, comme le chinois et le japonais, hormis certains titres familiaux comme père et mère, ou la précision du genre à l'énoncé de certains métiers, comme en anglais, en turc les noms, adjectifs, participes, pronoms et verbes sont totalement invariables selon le genre. D'autres pays comportent leur lot de personnes œuvrant dans la recherche (je pense notamment à l'anglais, avec le terme « womxn » pour remplacer « women »). En anglais toujours, il suffit d'employer le pluriel pour déployer une forme inclusive de la langue, ainsi nous avons « they/them » pour se substituer à « he/him » et « she/her », et pour les accords et la conjugaison on suit également les règles du pluriel, et ce même pour désigner une seule personne. L'allemand en revanche rencontre les mêmes écueils binaires que le français car tout aussi genré, il recours aux mêmes types de constructions et use de caractères d'appoint et de majuscules à l'écrit, et de pauses dans la diction à l'oral, à l'image du terme « StudentInnen», « Student*innen », ou « Student_innen » qui veut dire « étudiant·e·s ». Notez qu'en France, l'auteur Sam Bourcier a toutefois inventé le système Bourcier qui utilise l'astérisque en guise de terminaison pour signifier la pluralité des genres dont on ne peut réellement délimiter le spectre, on le rencontre parfois en anglais aussi, comme la lettre « x » vu plus haut, exemple : « trans* ». Bien que non binaire, davantage que des expressions telles qu'« auteurice » qui joue sur la contraction du masculin et du féminin plutôt que sur le néologisme ou la modification profonde des accords, et garde de ce fait des stigmates de binarité, cette stratégie se heurte aux mêmes problèmes concernant l'accessibilité numérique puisque le mot n'est pas restitué correctement. Faudrait-il également attendre des personnes qui développent et améliorent les outils d'assistance qu'elles travaillent sur les aberrations de restitution du langage inclusif ? Sans doute, mais est-ce bien prêt d'arriver ? En attendant mieux vaut essayer de trouver un terrain d'entente sur les pratiques à préconiser, si possible non-binaire et accessible, quite à procéder à un sérieux remaniement de la langue. J'ai trouvé un article sur le site de Babbel Magazine — Nouvelle fenêtre interviewant Anne Abeillé, linguiste et professeuse à l’Université Paris Diderot, où elle exprimait que seule une centaine de langues dans le monde emploient deux ou plusieurs genres, globalement les langues ne possèdent pas de genre grammatical, et certaines, notamment en Afrique, disposent d'une dizaine de genres, la binarité est donc très occidentale voire eurocentrée (particulièrement les langues d'influences latines et germaniques).
J'ai une dernière démonstration assez convaincante que je tiens de la chercheuse Isabelle Collet (informaticienne, enseignante-chercheuse à l'université de Genève et romancière), très alerte sur les représentations sexistes dans l'informatique. Lors de la conférence « Nos applications sont-elles sexistes ? » dans le cadre des formats Tous connectés et après ? tenue au Shadok à Strasbourg par le médial local Rue89 en octobre 2019, elle pose la question suivante à l'audience (je reformule de mémoire) : lorsqu'on vous parle d'« une équipe de programmeurs », quelle image mettez-vous sur ces mots ? Est-ce que vous projeter un groupe mixte de personnes qui travaillent dans le domaine de la programmation ? Non, c'est impossible. Vous imaginez forcément un groupe d'hommes. Et c'est normal, notre cerveau fonctionne ainsi. Il a besoin de se représenter les choses. C'est pourquoi la double flexion (une équipe de programmeuses et de programmeurs) n'est pas une répétition : elle précise qui constitue le groupe dont on parle et ne met pas en avant un groupe social, qui n'est d'ailleurs pas forcément supérieur numériquement pour justifier le raccourci (l'Académie française recommanderait de dire les programmeurs même si un groupe de personnes ne comprendrait qu'un seul programmeur). De même que l'accord de proximité permet de règler un certain nombre de problèmes que l'on peut rencontrer (par exemple, les jours et les nuits sont belles, on accorde avec le genre du terme le plus proche, c'est plus égalitaire). On peut préférer la formulation « une équipe de personnes programmeuses » pour débinariser, le terme « personne » s'avère un allié redoutable pour éradiquer la binarité dans les tournures de phrases.
L'hostilité à l'égard de l'écriture inclusive (ou égalitaire) monte d'un cran et on observe un durcissement légal : Blanquer s'est prononcé en novembre 2020 et interdit son aprentissage et son usage à l'école, car il estime qu'elle va à l'encontre de l'école inclusive (WTF?), Edouard Philippe la bannit des textes officiels et du public déjà en 2017. La réponse doit être à la hauteur. Des enseignant·e·s clament déjà qu'iels ne s'opposeront pas à l'emploi de l'écriture inclusive par leurs élèves, estimant que la déconstruction peut se faire à tout âge et qu'il s'agit de faire avancer les mentalités. Des personnes actrices dans la recherche en linguistique épluchent les formes possibles pour apporter un modèle de grammaire à la hauteur des enjeux. Dans le milieu féministe et les milieux militants en générale, dans les échanges privés, les mails, avec parfois en dehors des ami·e·s et proches, des personnes à la direction de structures culturelles, de services de la ville, etc., on retrouve des efforts pour intégrer des formes d'écriture inclusive. C'est parfois maladroit, mal employé, et il faut absolument que la binarité se dissolve dans le tournant inclusif mais les gens répètent et réemployent les formulations. C'est un peu comme du bouche à oreille, mais par écrit. Les formulations épicènes semblent convaincre les personnes sujettes à des dysfonctionnements matériels ou confrontées à des difficultés (lecteurs d'écran qui interprètent mal les formulations, structures grammaticales impraticables pour les personnes dyslexiques, etc.) ou à des mégenrages (fait de désigner une personne par un genre qui ne correspond pas à son identité de genre). Et entre nous, c'est (l'écriture épicène) une assez bonne façon de les niquer (les dinosaures, qui, comme on sait que l'histoire se répète, finiront par disparaître). Que le combat commence.
EDIT : Ïan Larue, qui a écrit Libère-toi Cyborg ! (Cambourakis, 2018), y propose une partie intitulée « Dégenrer la langue française » qui amène des réflexions intéressantes, notamment sur la façon dont l'usage prévaudra sur les considérations pseudosavantes et pleines d'a prioris de personnes non concernées !