Lors d'une récente intervention au théâtre Le Maillon à Strasbourg autour de l'histoire de la donnée (article de blog sur l'intervention sur la data au Maillon), j'ai brièvement présenté la pièce vidéo Premium Connect de l'artiste Tabita Rézaire — Nouvelle fenêtre. Je souhaitais donner l'exemple d'une œuvre qui entre en résistance avec l'hégémonie blanche, ici dans l'informatique, à travers la désoccidentalisation des données. L'intention y est assez explicite. Cette référence survenait lorsque la discussion s'engageait dans les enjeux de l'intelligence artificielle, dont le fonctionnement est bien entendu totalement emprunt du racisme systémique qui, par définition, sévit dans les moindres embranchements du système. Pour ne donner que deux exemples, mais emblématiques des situations rencontrées : la faille de sécurité raciste d'Apple, qui lors du lancement de l'Iphone X avait implémenté l'application Face ID (qui autorise un dévérouillage du smartphone à partir de technologies de reconnaissance faciale), appli qui avait permi à de nombreux·ses chinois·es de dévérouiller des Iphones X qui ne leur appartenaient pas… L'approche biométrique a donc ici été plus que défaillante. L'autre illustre exemple est le chatbotTay de Microsoft, retiré aussitôt après avoir été lâché en roue libre sur Twitter, pour avoir très rapidemment viré raciste au fil des posts échangés avec les internautes.
J'introduis donc l'œuvre a peu près ainsi, en appuyant sa perspective et son esthétique décoloniale, mais je présente dans un moment malheureux, parce que je ne m'étais pas suffisamment documentée, Tabita Rezaire comme une artiste africaine (ce qu'elle n'est pas). Par ailleurs, j'ai aussi réussi à donné le sentiment qu'il y aurait Une culture africaine, j'insiste sur le singulier dans la phrase. Peu de temps après, j'ai vu passé un article acide à l'encontre de Beyoncé, dont le titre était quelque chose du genre “Can someone tell Beyoncé that Black culture is not just one culture?”. J'ai pensé : “Can someone tell Beyoncé and Marjorie Ober that Black culture is not just one culture?”. Même si ça n'est absolument pas ce que j'ai voulu dire, c'est pourtant ce que j'ai semblé insinuer. Je ne peux revenir sur ces mots mais je peux reconnaître leur laideur, leur fétidité, qui alimente une idéologie abjecte, avec laquelle je me sens pourtant en lutte. Je peux les regretter, et comme cette discussion a été publique, il est peut-être d'autant plus important que je m'en excuse publiquement, raison première de cet article. Je présente donc mes plus plates excuses, en premier lieu à Tabita Rezaire, mais aussi à toute personne qui s'est sentie offensée par mes propos. Et je peux, enfin, essayer de réparer, en me prenant le temps, sincère, de présenter dignement Premium Connect, ainsi que l'artiste qui en est l'autrice, et de saluer la figure du cyberféminisme qu'elle est et que j'ai ainsi ignoré. J'ai donc moi aussi ma responsabilité dans cette perpétuation d'une histoire unique, le récit des "vainqueurs" (la patte de mouche plutôt que le guillemet est un choix), dans la transmission qu'on m'en a faite mais aussi dans mon ignorance, dans le manque d'esprit critique que j'émets à son égard, dans mes oublis. Quand bien même il y avait une « bonne intention » de départ (mais l'enfer en est pavé, on le sait bien) dans le fait de vouloir diminuer la sur-représentation blanche, si c'est ainsi fait… Je ne peux donc que me reprendre et essayer de relever les commentaires pertinents que j'avais à faire.
Tabita Rezaire est donc une artiste nouvaux médias qui se définit comme franco-guyano-danoise. Elle est également thérapeute (santé-tech-politix) et professeuse de yoga (kemetic et kundalini). Son œuvre mêle l'artistique au spirituel, et active fréquemment le lien entre corps et technologies. Il est aussi important d'appuyer la forme de résistance politique que prend son travail, et c'est le cas dans Premium Connect notamment. Cette vidéo d'environ 13 minutes propose de « voir le monde dans un autre format » (citation extraite de la pièce) : les images qui se succèdent alternent une esthétique ancestrale, brutaliste, à une autre plus contemporaine, technologique, organique, biologique. On observe par exemple la confrontation ; de scènes rituelles, cultuelles, techniques, ou d'interventions scientifiques, sociologiques, philosophiques, relatives au savoir ; à des extraits de conversations sur smartphones qui font défiler des mèmes internet, l'ensemble des visuels mettant exclusivement des personnes racisées en scène (là aussi dans une perspective décoloniale) et cohabitant dans un espace 3D. Ce procédé agit autant sur la représentation au sens de présence (être et se sentir davantage représenté·e·s) que sur les associations culturelles, ces clichés que nous produisons, conséquence de cette histoire unique et que nous absorbons par la culture justement (ces idées circulent de nos livres à nos têtes). Ainsi on voit, dans ces extraits vidéos, comme on en voit trop peu dans la production culturelle, images et médias de masse, des personnes racisées en situation de savoir, de pouvoir, de maîtrise technologique, et non releguées à des rôles secondaires ou caricaturaux. “You seem to have forgotten that it was the love for inventing new things that causes the destruction of the first people” lit-on comme sentence, parmi d'autres phrases proférées machinalement par une synthèse vocale. En fin de vidéo, on reconnaît un passage du film Matrix, hacké, détourné, pour faire du personnage de Néo l'incarnation de la fragilité blanche, en colère car il s'aprête à céder des privilèges. Très réussi.
Je pense enfin juste de conclure ces excuses et reprises par un discours de Chimamanda Ngozi Adichie donné lors d'une conférence TED — Nouvelle fenêtre (possibilité d'activer les sous-titres), une autrice qu'on m'a fait découvrir récemment à travers son roman Americanah (2016) et dont je cherche à me procurer le traité Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe (2017) qu'elle adresse à une jeune fille. Elle explique savamment dans cette intervention, et ce malgré le formatage que semblent induirent les événements TED, les dangers d'une histoire unique, et quel rôle nous jouons dans son prolongement.
Ce mercredi 02 décembre 2020, j'ai été invitée à participer à un événement intitulé Girls Can Code! Bien que la sollicitation, dans l'énoncé du mail, fut plus que douteuse (j'y reviendrai un peu plus bas), je me suis tout de même renseignée sur la nature de l'événement (site web de l'événement Girls Can Code! — Nouvelle fenêtre. Il s'agit de sessions de stages en informatique (essentiellement de la formation au langage Python, pour ce que j'ai pu en voir), adressées aux collégiennes et lycéennes, et organisées par l'association étudiante Prologin, qui a pour habitude de promouvoir des concours informatiques. Cette asso (dont on peut trouver un descriptif complet sur leur site : page À propos de Prologin — Nouvelle fenêtre) se présente comme un groupe de « passionnés d'informatique », on suppose déjà, par l'absence de l'écriture inclusive, que le cortège est masculin. L'association se félicite néanmoins d'orchestrer les Girls Can Code! depuis 2014 pour le format semaine, et depuis 2019 pour le format week-end. Des sortes de summer camp en programmation. D'emblée, j'ai tiqué sur la mention “Can” dans Girls Can Code!, sérieusement ? Le point d'exclamation en plus. Les filles « peuvent » ou « savent » coder. Mais est-ce encore à prouver ? Ce titre sème le doute. Girls Who Code — Nouvelle fenêtre (les filles qui codent), aurait été tout autre chose… On peut d'ailleurs soupçonner un gros emprunt à cette identité visuelle-ci, ce vert trèfle ou même le favicon, et on regrette que le propos tenu n'est, lui, pas été relayé. La comparaison est à faire sur les deux images en début d'article. Le second événement, Girls Who Code, s'appuie aussi sur l'intersectionnalité dans la lutte pour éradiquer la domination masculine (ici dans le champ de l'informatique), et la dimension intersectionnelle devrait, il me semble, apparaître dès lors qu'on aborde la question de la représentation, puisque les hommes cis dont la position est remise en cause sont (le mot est sans doute encore faible) massivement blancs. Une amie m'a avoué être gênée aussi par le caractère infantilisant du terme Girls, un argument que j'entends, même si le public visé est effectivement un public de jeunes femmes.
J'ai, pour ma part, été conviée à une participation à distance le 12 et 13 décembre. Le délai qui m'était laissé était donc relativement court, une dizaine de jours seulement, mais ça n'est pas sur ce point que je souhaite m'attarder, car je présume que la personne qui m'a contactée au nom d'Alsace Digitale — une association dont l'ambition est de construire un écosystème numérique alsacien, dans le registre French Tech, plus d'infos sur le site web d'Alsace Digitale — Nouvelle fenêtre — a également rejoint le projet sur le tard, laissant peu de temps à la préparation. Ce qui me met en colère en revanche, c'est le peu d'informations qu'on me donne pour me projeter et répondre : on me dit être urgemment à la recherche de développeuses pour l'événement qui se tiendra mi-décembre, on me dit encore, qu'il serait, en l'état, animé uniquement par des hommes cis, ce qui serait « dommage ». On me demande enfin si je peux être disponible ou si d'autres de mes contacts développeuses pourraient l'être. Et c'est tout. On ne me dit pas ce qui est attendu de ma participation, on ne me dit pas si c'est rémunéré ou non. On ne me présente pas l'événement. Ce que je me dis alors, c'est qu'on attend de moi de poser mon cul sur une chaise et d'être une meuf. Je ne me sens pas sollicitée pour mes compétences, mais uniquement pour mon genre. J'ai l'impression qu'on me demande d'être une caution. Je garde mon énervement pour moi, je ravale ma fierté, et demande quand même de quoi il en retourne (parce qu'il faut demander). Mon mail part le 3 décembre. A priori, l'évenément sera sous la forme d'ateliers en télétravail, par créneaux de 3h étalés au fil du week-end, sur des sujets particuliers, avec la possibilité d'obtenir un peu de matériel sommaire. Le planning est en cours de validation, me dit-on. Très bien, mais là on est le 9 décembre, quand j'ai cette réponse entre les mains, il me reste donc trois jours pour monter un truc. Difficile de produire quelque chose de pertinent en si peu de temps, et il me semble pire de proposer quelque chose de mauvais que de ne rien proposer du tout.
Et j'ai encore moins envie de refiler ce plan à mon réseau, que je souhaite épargner : nous perdons suffisamment de temps et d'énergie dans la pédagogie, à expliquer à untel ou untel en quoi sa proposition c'est du flan. Lauren Bastide a très bien énoncé l'usure des militantes, lors d'une intervention aux Bibliothèques Idéales à Strasbourg (un festival littéraire tenu du 3 au 13 septembre 2020) pour son livre Présentes (Allary éditions, 2020) aux côtés de Bibia Pavard et Florence Rochefort, qui introduisaient leur manifeste Ne nous libérez pas, on s'en charge (éditions La Découverte, 2020). Elle dit, je cite :
« […] Toute l'histoire, c'est que mon éditeur m'a dit : “Ce qui est très important Lauren, c'est que dans ton livre tu mettes des solutions”. […] Il faut que je trouve des solutions maintenant. […] J'ai identifié le problème déja, c'est pas mal. Puis je me suis rendue compte que je venais de mettre 350 notes de bas de page, de renvoyer vers 350 rapports, livres, associations, sites internet, comptes Instagram, podcasts, qui racontent tout ça. Les solutions en fait on les connaît, elles ont déjà été avancées. Et à chaque fois qu'on identifie un problème, on dit aux féministes : “Allez-y, argumentez, ramenez-nous des chiffres, ramenez-nous des solutions, vendez-nous vos solutions, comment on finance vos solutions ? Mmmh, ouais mais nan.” Et ça finit toujours comme ça en fait. On s'épuise, on s'épuise, et moi je refuse de m'épuiser, ça suffit à un moment donné. Si ça vous intéresse vraiment, si c'est un vrai souci pour vous, ouvrez ces bouquins, lisez-les, puis comprenez, et appliquez, puis avancez. C'est une forme de fatigue que j'exprime dans ce paragraphe. […] »
Ce qui m'agace encore, c'est l'accaparation masculine de ce type d'event. Alsace Digitale brasse bien déjà à Strasbourg, elle a ses entrées, elle a de quoi manger. Elle n'a pas besoin de vitrine de ce type. Pourquoi ne pas s'être mise en retrait, pour laisser la place ? Je reprendrais Isabelle Collet, qui dans son essai Les oubliées du numérique (éditions Le Passeur, 2019), déplore cette tendance à « peindre l'informatique en rose ». Organisez des événements sur le thème de l'informatique sans appeler le genre dans leurs intitulés, et invitez exclusivement des programmeur·euse·s qui ne sont pas des hommes cis. Comment les étudiant·e·s sont-iels censé·e·s se projeter ou s'identifier à cette profession, si en face d'iells, iels n'ont que des hommes cis en exercice ? Une fois encore, cet exemple illustre la nécessité de la mixité choisie (ou du boycott, ou du hack). Pour prendre une place qui nous revient de droit et qu'on ne nous laisse pas prendre. Oh bien sûr, j'ai épluché les albums photos des éditions passées de Girls Can Code!, et j'y ai trouvé quelques clichés mettant en scène des personnes intervenantes qui ne sont pas des mecs cis, mais jusque là, tout me porte à croire que c'est de l'image, de la mise en scène justement. Ou pire : il y avait d'autres personnes que des hommes cis du côté des animateurices avant, et ça n'est plus le cas.
Maison de force, du 25 septembre au 17 octobre 2020, exposition d'envergure par le collectif artistique Eaux Fortes à la galerie AEDAEN — Nouvelle fenêtre à Strasbourg. Présentation de l'exposition (texte emprunté sur le site de la galerie) :
« Cette manifestation propose un parcours artistique, réflexif, sensible et esthétique hors des sentiers battus. Dans un décor immersif qui transforme AEDAEN en lieu de vie, 26 artistes internationaux et un collectif engagé remettent en question la force comme impératif, et tentent de donner au sensible une place nouvelle dans la construction de nos imaginaires et de nos sociétés. Les œuvres exposées décortiquent les relations de pouvoir, analysent la mécanique des modèles asservissants, et identifient des moyens de les démanteler, les déconstruire, d’entrer en résistance. Pour beaucoup, les pratiques de ces artistes apparaissent comme des recettes magiques libératrices, qui permettent d’imaginer autrement nos relations. »
Nous avons animé avec Ada Lanerd une discussion autour de la donnée dans le hall du Maillon à Strasbourg ce samedi 26 septembre 2020 à 17h, en introduction à la pièce Superposition de Rioji Ikeda, dont une représentation était programmée à la suite de la discussion à 18h30. L'association de spectateurs Maillon Plus nous a convié dans le but d'assurer non pas la médiation de l'œuvre d'Ikeda mais afin de donner des clés de compréhension dans le domaine de l'informatique et de la musique.
Notre intervention d'une heure nous a permi d'aborder l'histoire conjointe de la musique et de l'informatique, mais aussi d'évoquer d'un point de vue critique le mythe construit autour de la donnée, ses enjeux et ses usages aujourd'hui. Un pad regroupant les notes de notre présentation est diponible : pad de notes sur l'histoire conjointe de l'informatique et de la musique.